13
« Helga Sonneman vient dîner ce soir, annonça Ernest Hemingway. Vous êtes invité à condition que vous achetiez une chemise neuve.
— Formidable, dis-je sans lever les yeux de mon livre. Est-ce que Teddy Shell l’accompagne ?
— Évidemment. Vous ne pensez pas qu’Helga serait capable de sortir le soir sans Teddy, quand même ? »
Je cessai de triturer les chiffres pour me tourner vers l’écrivain. « Vous êtes sérieux ? Ce n’est pas possible.
— Tout à fait sérieux. On m’a présenté à Helga ce matin alors que je me trouvais à l’ambassade. Elle m’a plu tout de suite. Je les ai invités tous les deux.
— Sainte mère de Dieu. »
Helga Sonneman était la femme que j’avais vue nager toute nue, puis croisée dans une coursive enfumée du Southern Cross. Teddy Shell était son play-boy de compagnon. Nous en avions appris beaucoup sur ces deux-là durant les huit jours qui avaient suivi le feu d’artifice du port.
« Dîner à huit heures, reprit Hemingway. Apéritif vers six heures et demie. Pensez-vous que nous devrions inviter Xénophobie ? » Tout ceci l’amusait au plus haut point ; cela se voyait à la crispation de ses mâchoires. Teddy Shell, alias Theodor Schlegel, agent de l’Abwehr, serait certainement ravi de rencontrer Maria.
« Peut-être que vous devriez l’apprêter un peu et la présenter comme une invitée de marque venue d’Espagne, dis-je sur le ton de la plaisanterie. Et la placer à côté de l’homme dont les complices la cherchent un peu partout dans Cuba. Un homme sans doute prêt à l’abattre dès qu’il l’aura retrouvée. »
Hemingway se fendit d’un sourire, et je compris qu’il envisageait sérieusement cette idée, qu’il jouissait de toutes ses ramifications. Il secoua la tête. « Impossible. Ça romprait la symétrie. Marty préfère en général avoir autant d’hommes que de femmes autour de la table. »
Teddy Shell, Hemingway et moi, ça faisait trois hommes. Helga Sonneman et Martha Gellhorn… « Qui sera la troisième femme ? demandai-je.
— La Boche se joindra à nous ce soir.
— Quelle boche ? »
Hemingway secoua la tête une nouvelle fois. « La Boche, Lucas. Avec un B majuscule. Ma Boche. »
Je décidai de ne pas insister. Hemingway ne souhaitait pas éclairer ma lanterne. Autant attendre ce soir.
Huit jours s’étaient écoulés depuis le feu d’artifice nocturne dans le port de La Havane. La police et les autorités portuaires n’avaient pas apprécié la chose, mais l’équipage du bateau-pompe avait protesté de son innocence, affirmant que son seul but avait été d’éteindre l’incendie ; les pêcheurs ivres et leurs bateaux n’avaient été ni retrouvés ni identifiés, et Mr. Teddy Shell, de Rio de Janeiro, le civil qui traitait tout le monde de salopard depuis le pont du Southern Cross, le navire scientifique bien connu, s’était lui-même comporté comme un salopard arrogant vis-à-vis des autorités tant cubaines qu’américaines, de sorte que personne ne tenait vraiment à l’aider.
Il nous avait fallu plus longtemps que prévu pour nous procurer des exemplaires des livres qui nous intéressaient. Trois Camarades, le roman de Remarque, était suffisamment récent et populaire pour être disponible dans la seule librairie de La Havane proposant des livres en allemand, et nous l’y avions acheté dès le lendemain, mais le Geopolitik de Haushofer et l’anthologie de littérature allemande, imprimée en 1929, avaient été plus difficiles à obtenir. Presque une semaine après notre expédition, nous recevions un colis expédié de New York par avion et les contenant tous les deux.
« Je savais que Max ne me laisserait pas tomber, dit Hemingway.
— Et qui est Max ?
— Maxwell Perkins. Mon directeur littéraire chez Scribner’s. » Je n’avais qu’une vague idée des fonctions d’un directeur littéraire, mais je fus reconnaissant à celui-ci d’avoir écumé les librairies new-yorkaises jusqu’à ce qu’il ait trouvé les livres dont Hemingway lui avait câblé les références.
« Bon Dieu de merde ! » s’exclama l’écrivain. Il lisait une lettre qui accompagnait les livres.
« Qu’y a-t-il ?
— Oh, ces connards de Garden City Publishing Company veulent rééditer « Macomber » et Max a l’intention de les y autoriser.
— « Macomber » ? C’est un de vos livres ? »
Hemingway me fixa sans le moindre signe d’exaspération, habitué à mon ignorance en matière de littérature. « “L’Heure triomphale de Francis Macomber.” C’est l’une de mes nouvelles. Une longue nouvelle. J’ai dépensé pour l’écrire presque autant de temps et de sueur que pour un roman. Elle ouvrait un recueil que j’ai publié en 38. Ce recueil n’a jamais rapporté un sou à Scribner’s, ni à moi, et voilà que cette boîte de Garden City veut en faire une édition de merde à soixante-neuf cents l’exemplaire.
— Et c’est grave ?
— Es malo. Es battante malo. Ça veut dire que mon œuvre est en concurrence avec elle-même – non seulement avec l’édition Scribner’s mais aussi avec celle de la Modem Library qui va bientôt sortir. Eso es pesimo. Es foutrement tonto !
— Je pourrais les avoir ?
— Hein ? Quoi donc ?
— Les deux livres en allemand dont j’ai besoin pour décoder les transmissions.
— Oh. » Hemingway me tendit les livres en question. Il roula en boule la lettre de son directeur littéraire et la jeta dans l’herbe, attirant l’attention d’un chat qui fonça dessus.
L’Usine à forbans n’avait pas chômé durant cette semaine. Pendant que la chaleur tropicale de mai laissait lentement la place à la chaleur insoutenable de l’été cubain, les espions amateurs d’Hemingway surveillaient de près le lieutenant Maldonado, dont les hommes cherchaient dans toute l’île une putain dénommée Maria, soupçonnée du meurtre de l’opérateur radio du Southern Cross. J’avais laissé entendre à l’écrivain qu’il était sacrement risqué de filer un homme qui était tout à la fois un tueur impitoyable, un membre de la Police nationale et le responsable des recherches menées en vue de retrouver la femme que nous planquions tout près de la finca, mais il s’était contenté de me regarder sans rien dire. Pendant ce temps, certains de ses autres agents se tenaient à carreau – une activité que nombre d’entre eux avaient perfectionnée en Espagne et ailleurs – jusqu’à ce que l’incident du feu d’artifice ait cessé de préoccuper les esprits.
Les rats de quai et les dockers rapportèrent à Hemingway que le nouvel opérateur radio était arrivé – en provenance de Mexico –, mais que les avaries du yacht étaient plus graves que prévu et que les pièces de rechange ne seraient pas livrées avant au moins une semaine. Pendant que le Southern Cross était en rade dans le port de La Havane, Hemingway et Fuentes conduisirent le Pilar aux chantiers Casablanca, le second capitaine restant à bord du bateau pour superviser sa réfection en vue de sa mission d’espionnage pendant que je venais chercher l’écrivain au volant de la Lincoln. Durant la semaine qui suivit, nous avons régulièrement reçu des rapports de Fuentes et de Winston Guest, qui se rendait sur les lieux tous les jours pour contrôler l’avancement des travaux.
Les deux moteurs du Pilar furent révisés et leur puissance augmentée. Des réservoirs auxiliaires furent installés à son bord afin d’accroître son autonomie. La marine cubaine avait prévu de l’équiper de deux socles amovibles pour mitrailleuses de calibre .50, mais le conseiller de la marine américaine qui supervisait les travaux assura à Fuentes qu’ils seraient trop lourds pour le bateau, et les armes ne furent jamais montées. Au lieu de cela, des charpentiers aménagèrent des placards, des commodes et des niches de façon qu’on puisse y dissimuler des mitraillettes Thompson, trois bazookas, deux fusils antichar, quelques mines magnétiques, une cargaison de dynamite, du cordon Bickford, des capsules explosives et plusieurs douzaines de grenades. Pour planquer celles-ci, on fabriqua des « porte-verre » alambiqués.
Lorsque Guest vint nous informer de ces aménagements, Hemingway poussa un grognement et dit : « Si le bateau prend feu en mer, on aura droit aux plus belles funérailles vikings qu’on ait jamais vues dans les Caraïbes. »
La marine américaine nous fournit un équipement radio dernier cri, comprenant un appareil d’orientation à fin de triangulation et des moyens de communication avec d’autres vaisseaux, avec la terre et même avec les sous-marins, via les bases navales et les navires alliés. Lorsque Hemingway déclara qu’il n’avait le temps ni d’apprendre le fonctionnement de ce matériel ni d’entraîner son équipage à l’utiliser, l’ambassadeur Braden et le colonel Thomason affectèrent un marine à l’opération Sans-ami. Cet opérateur radio s’appelait Don Saxon ; à peu près aussi grand que moi, il avait des cheveux d’un blond sale et avait boxé dans la catégorie des poids welter ; selon son CV, il était capable de monter une mitrailleuse calibre .50 dans le noir total. Malheureusement, comme Hemingway le lui expliqua lors d’un dîner à La Bodeguita del Medio, nous ne disposions pas d’une telle arme, mais Saxon serait responsable de toutes les opérations radio, ainsi que de nos livres de code. Nous ne lui avons rien dit des transmissions allemandes que nous nous efforcions de déchiffrer dans le cottage.
La dernière étape de la transformation du Pilar en Q-Boat consista en l’installation d’un signe amovible où figurait l’inscription suivante : MUSÉUM AMÉRICAIN D’HISTOIRE NATURELLE. « Voilà qui devrait berner un capitaine Boche nous observant dans son périscope, grommela Hemingway le jour où il alla récupérer le Pilar aux chantiers. S’il est suffisamment curieux, il remontera à la surface et enverra un canot pour voir de quoi il retourne, et alors on attaquera ses marins à la mitraillette et son U-Boot au bazooka et au fusil antichar.
— Ouais, fis-je. Ou peut-être que votre capitaine allemand se contentera de lire le mot américain et nous coulera au canon 105 mm en restant prudemment au large. »
Hemingway croisa les bras et me lança un regard noir. « Les sous-marins allemands de la classe sept-quarante n’ont pas de canon 105 mm, dit-il avec mépris. Seulement un 88 mm et quelques 20 mm pour la DCA.
— Le nouveau modèle de la classe IX a un canon 105 mm, répliquai-je. Et ses mitrailleuses de calibre .50 réduiraient le Pilar en pièces avant que vous ayez eu le temps de sortir vos bazookas et vos fusils antichar, sans parler de celui qu’il faut pour les charger. »
Hemingway me fixa un long moment, puis se fendit d’un large sourire. « Dans ce cas, Lucas, mon si mystérieux ami – et comme je l’ai dit à ce brave colonel –, nous serons bel et bien baisés. Mais vous le serez tout autant que nous. »
Je savais que j’étais baisé dès le lendemain du feu d’artifice. J’avais à résoudre le dilemme suivant : soit je rapportais mes activités de la nuit – entrée par effraction dans un yacht immatriculé aux États-Unis et appartenant à une association à but non lucratif parfaitement légitime enregistrée également aux États-Unis, complicité dans l’incendie volontaire dudit yacht –, ce qui me ferait probablement perdre mon emploi, soit je décidais de ne pas rapporter ce coup fourré, d’attendre que Delgado ou un autre le signale quand il en aurait connaissance, ce qui me ferait perdre mon emploi à coup sûr. En outre, subsistaient les problèmes du carnet et de la putain également portés disparus. Je m’étais abstenu de révéler ces petits détails et, plus je persistais dans cette attitude, plus mon incompétence et/ou ma perfidie seraient sévèrement jugées quand on les découvrirait. Mais si je révélais tout, on estimerait que j’avais échoué dans ma mission, à savoir espionner Hemingway et ses opérations, choisissant de servir les buts de l’écrivain au détriment de ceux du Bureau.
Je rédigeai un rapport complet le lendemain de l’incident du port et me rendis à la planque pour le donner à Delgado, profitant de ce que l’Usine à forbans m’avait envoyé à La Havane.
Delgado arriva quelques minutes après l’heure du rendez-vous, vêtu d’une guayabera propre et coiffé d’un chapeau de paille rabattu sur son visage. Il déchira l’enveloppe contenant mon rapport avec son insolence coutumière, le lut et se tourna vers moi.
« Lucas, Lucas, Lucas. » Il semblait à la fois amusé et dégoûté.
« Contentez-vous de le transmettre, dis-je sèchement. Et voyez si le Bureau peut identifier la femme et le type chauve du yacht. Si nécessaire, je me procurerai des photos et des empreintes digitales pour qu’on puisse demander leur dossier, s’ils en ont un. »
Delgado agita mon rapport. « Si j’envoie ceci à Mr. Hoover, vous ne serez plus sur cette île ni au SIS quand les dossiers nous parviendront. »
Je le fixai sans rien dire. Pour la énième fois, je me demandai comment je pourrais me débrouiller pour le frapper au visage ou au ventre en cas d’affrontement. Ce ne serait pas facile. Je savais que Delgado n’utiliserait pas ses poings pour me boxer, mais bien pour me tuer. « Que voulez-vous dire ? demandai-je. Ce n’est pas la première fois que je participe à un coup fourré.
— C’est la première fois que vous le faites sans autorisation, répondit-il avec son sourire irritant. À moins que vous n’ayez considéré les ordres d’Hemingway comme une autorisation.
— J’ai pour instruction d’obéir à ses ordres afin de gagner sa confiance. Je ne peux pas faire mon boulot si Hemingway se méfie de moi.
— Qu’est-ce qui vous fait croire qu’il vous fait confiance ? Et pensez-vous vraiment que le directeur souhaite qu’un agent du SIS dissimule une pute aux autorités légales de Cuba ? Une pute soupçonnée de meurtre, qui plus est.
— Ce n’est pas elle qui a tué Kohler », affirmai-je. Delgado haussa les épaules. « N’en soyez pas si sûr, Lucas. Tout est possible dans notre boulot.
— Contentez-vous de transmettre ce rapport. »
L’autre secoua la tête et jeta l’enveloppe dans ma direction. « Non. »
Je tiquai.
« Réécrivez-le en restant dans le vague sur la façon dont vous avez obtenu ces transmissions codées et les titres des livres utilisés par Kohler, dit Delgado. Donnez un compte rendu du genre ambigu – comme si les chariots d’Hemingway étaient tombés sur ces trucs par hasard. Laissez la pute en dehors de tout ça. De cette façon, vous garderez votre boulot et on ne sera pas obligés de reprendre cette mission à zéro. »
Je me carrai sur mon siège et considérai l’agent secret. Pourquoi diable fais-tu ça, Delgado… ou quel que soit ton vrai nom ?
Comme s’il lisait dans mes pensées, il se fendit d’un sourire, ôta son chapeau et en essuya le ruban intérieur avec un mouchoir péché dans la poche de son pantalon. « Quels mobiles occultes peuvent donc me pousser à vous donner ces ordres, Lucas ?
— Vous n’avez pas à me donner d’ordres, répliquai-je d’une voix neutre. Vous êtes mon agent de liaison, pas mon contrôleur. J’ai pour instruction de faire parvenir mes rapports à Mr. Hoover par votre entremise. »
Delgado souriait toujours, mais son regard était froid et inexpressif. « Et en tant qu’agent de liaison entre vous et Mr. Hoover, je vous dis de réécrire ce putain de rapport, connard. Contentez-vous des faits. Minimisez votre implication. Si le directeur pense que vous obéissez au doigt et à l’œil à Hemingway, il vous évacuera d’ici tellement vite que ça fera tourner votre tête de pioche. Et que se passera-t-il ensuite ? Hemingway n’acceptera pas d’autre « conseiller ». Je serai obligé de décupler mes efforts pour surveiller l’Usine à forbans de l’extérieur pendant que ces crétins de l’antenne du Bureau à La Havane me serreront de près. »
Je considérai mon rapport dactylographié et restai muet. Je me demandai lequel était le mieux entraîné au combat à mains nues – lui ou moi ? Il serait intéressant de le découvrir.
Delgado plongea une main dans son sac, en sortit deux minces chemises et les posa sur la table. « J’ai pensé que vous souhaiteriez peut-être voir ceci. » Il se leva et s’étira. « Je vais aller boire un verre au bout de la rue. Lisez-les et laissez-les sur la table. Je les reprendrai en revenant. »
Il ne s’attendait pas à ce que j’abandonne des documents confidentiels dans la planque, et je le savais. Il allait attendre mon départ quelque part dans les parages.
Je commençai par la plus mince des deux chemises. Il ne s’agissait pas d’un dossier O/C de Hoover – c’était un simple dossier du Bureau. Vu le résumé qui figurait en première page, je n’y trouverais ni transcriptions, ni rapports de surveillance, ni analyses, ni photocopies détournées ; le dossier de cette femme était semblable à ceux de plusieurs millions de citoyens américains – le produit de contacts isolés avec des personnes, physiques ou morales, faisant l’objet d’une surveillance du Bureau, d’une dénonciation anonyme, ou tout simplement du fait que son nom était apparu dans un contexte de nature à entraîner l’ouverture d’un dossier.
Helga Bischoff était née en août 1911 à Düsseldorf, en Allemagne. Son père était mort en 1916, au service du Kaiser, gazé lors de la bataille de la Somme. En 1921, la mère d’Helga avait épousé en secondes noces un nommé Karl Friedrich Sonneman. Herr Sonneman avait deux filles et trois fils d’un premier mariage ; l’une des demi-sœurs d’Helga était Emmy Sonneman, la future épouse d’Hermann Goering.
Helga Sonneman avait rencontré Inga Arvad en 1936 par l’entremise de sa demi-sœur Emmy. Arvad, alors correspondante à Berlin, avait souhaité interviewer la future Frau Goering. Les deux femmes s’étaient si bien entendues qu’Emmy Sonneman avait invité Inga Arvad d’abord dans sa maison de campagne – où elle avait rencontré Helga, alors âgée de vingt-cinq ans, qui visitait l’Allemagne pour admirer les gloires du Troisième Reich –, puis à sa cérémonie de mariage privée.
Selon ce bref rapport, Helga Sonneman s’était établie aux États-Unis en 1929, peu de temps après le krach boursier. Après des études au Wellesley Collège – où elle avait obtenu des diplômes d’anthropologie et d’archéologie –, elle avait épousé un chirurgien de Boston ; après son divorce, prononcé vers le milieu des années 30, elle avait repris son nom de jeune fille et s’était installée à New York, désormais citoyenne américaine. Helga Sonneman gagnait sa vie comme experte indépendante, authentifiant des artefacts anciens – en particulier des gravures et des poteries mayas, incas et aztèques. Elle avait travaillé pour plusieurs universités américaines des plus réputées et était présentement employée par le Muséum d’histoire naturelle de New York.
Le rapport soulignait ses liens avec Goering et d’autres dignitaires nazis – apparemment, les Sonneman étaient très proches de Rudolf Hess –, mais au cours des années 30, Helga n’avait effectué en Allemagne que de rares séjours sans histoire. La séduisante blonde ne s’intéressait guère à la politique, semblait-il. Si elle s’était parfois rendue en Europe durant la décennie écoulée, elle voyageait beaucoup plus souvent au Mexique, au Brésil, au Pérou et dans d’autres régions de l’Amérique latine.
Le dossier contenait bien entendu des références à Inga Arvad. En plus de l’avoir rencontrée en Allemagne et lors de plusieurs séjours au Danemark, Helga figurait au nombre des personnes qu’Inga avait contactées lors de sa venue aux États-Unis en 1940. En fait, Arvad avait logé quelques semaines dans l’appartement new-yorkais de Sonneman, jusqu’à ce que le Dr Paul Fejos arrive d’Europe. Quelques notes renvoyaient à des rapports de surveillance établis lors de soirées auxquelles avaient assisté Inga Arvad et Axel Wenner-Gren, se contentant de mentionner, par exemple : « Miss Helga Sonneman, une amie de Mrs. Fejos, était également présente. »
À la fin de l’automne 1941, peu de temps après que l’amant d’Inga, Wenner-Gren, avait offert le Southern Cross à la Viking Fund, le Dr Fejos et le conseil d’administration de cette association avaient recruté Helga Sonneman en tant qu’archéologue et conservateur de l’expédition. Une note dactylographiée à la hâte précisait qu’elle s’était envolée pour les Bahamas le 15 avril de cette année, sans doute pour rejoindre le Southern Cross, que l’on avait vu se ravitailler là-bas le 17 avril 1942. Fin du dossier. Aucune mention de Teddy Shell.
Mais le dossier de celui-ci était nettement plus substantiel.
Les photographies et les empreintes digitales envoyées au Bureau cette semaine par l’agent spécial R. G. Leddy (antenne de La Havane) prouvaient formellement que l’homme d’affaires chauve connu sous le nom de Mr. Teddy Shell n’était autre que Theodor Schlegel, un agent de l’Abwehr recherché par la police fédérale brésilienne, par la DOPS (la Delegacia Especial de Ordem Politica et Social – la police politique brésilienne, spécialisée dans le contre-espionnage) et par le FBI (division SIS) pour activités d’espionnage sur le sol brésilien.
Theodor Schlegel était né en 1892 à Berlin. Après avoir servi durant la Première Guerre mondiale, parvenant au grade de lieutenant, il avait été démobilisé en 1918 et avait entrepris une brillante carrière dans les affaires, devenant l’un des dirigeants d’une importante aciérie de Krefeld. En 1936, l’entreprise avait envoyé Schlegel à Rio de Janeiro afin qu’il procède à la liquidation d’une filiale déficitaire. Après avoir accompli cette mission, il avait créé une nouvelle filiale, la Companhia de Acos Marathon – qui figurait dans la suite du dossier sous le nom d’« Aciéries Marathon ». Durant les années où le Troisième Reich préparait la guerre et la domination de l’Europe, Schlegel était resté en poste au Brésil, dirigeant les Aciéries Marathon depuis son QG de Rio de Janeiro et faisant de fréquents séjours à son antenne de Sao Paulo. Il se rendait tout aussi fréquemment en Allemagne, ainsi qu’aux États-Unis, pour y visiter des aciéries. En 1941, Schlegel se trouvait souvent à New York sous le nom d’emprunt de Théodore Shell – homme d’affaires et philanthrope germano-hollandais. Selon une déclaration de l’Internal Revenue Service, Mr. Shell finançait plusieurs associations américaines à but non lucratif, dont la Viking Fund, domiciliée dans le Delaware. La haute société new-yorkaise connaissait l’homme chauve au nœud papillon sous le petit nom de « Teddy ». Le dossier contenait une photographie montrant « Teddy Shell » posant, le verre à la main, aux côtés d’un Nelson Rockefeller souriant.
Il était impossible de déterminer le moment exact où Theodor Schlegel, alias Teddy Shell, avait été recruté par l’Abwehr, mais la date la plus probable était 1939, lors de son voyage annuel en Allemagne. En 1940, la DOPS et ses conseillers du FBI soupçonnaient Schlegel d’être l’agent connu sous le nom de code « Salama », qui renseignait l’Abwehr sur les convois maritimes alliés au moyen d’un poste émetteur-récepteur situé à Rio ou dans ses environs. Au même moment, des fonds et des messages chiffrés transitaient par Salama via la Deutsch Edelstahlwerke, une société qui, le jour, faisait des affaires avec les aciéries de Schlegel et, la nuit, envoyait à l’Abwehr des messages plus consistants.
Schlegel avait attiré l’attention sur lui après avoir contacté un ingénieur allemand du nom d’Albrecht Gustav Engels, un maître espion et spécialiste radio que les experts en contre-espionnage de l’Amérique latine connaissaient sous le nom de code « Alfredo ».
Il était inutile que je lise les rapports consacrés à Engels, l’ami de Schlegel. Mon travail au Mexique, en Colombie et ailleurs avait fait de moi un familier d’Alfredo.
Engels – qui, en théorie, était le contact radio de Theodor Schlegel au Brésil – avait connu un tel succès en montant son réseau d’espions nazis que, dès 1941, son poste émetteur de Rio de Janeiro – nom de code « Bolivar » pour le SIS – était devenu le point de passage obligé des informations que l’Abwehr recevait depuis New York, Baltimore, Mexico, Quito, Valparaiso et Buenos Aires. En outre, Alfredo – Herr Albrecht Gustav Engels – contrôlait plusieurs centaines d’agents qui opéraient en toute impunité dans toutes ces villes, ainsi que dans une douzaine d’autres.
Je savais par expérience qu’en octobre 1941, Dusko Popov – le même « Tricycle » avec lequel Ian Fleming s’était promené dans les casinos portugais en août dernier – s’était rendu à Rio pour s’y entretenir avec Engels de la possibilité d’installer un poste de radio clandestin aux États-Unis. Selon les notes contenues dans ce dossier, Theodor Schlegel était présent lors de cette réunion et avait ensuite pris l’avion pour New York avec Popov, sous sa fausse identité de Teddy Shell.
Et c’était Engels qui avait transmis à Popov le questionnaire de Berlin – celui relatif aux défenses américaines de Pearl Harbor.
Je passai directement à la fin du dossier.
Au printemps de cette année, les autorités militaires américaines avaient fait pression sur les Brésiliens pour qu’ils mettent un terme aux activités des espions allemands sur leur territoire. Le général George Marshall, chef d’état-major des armées, avait adressé une lettre personnelle au général brésilien Gus Monteiro, suppliant et exigeant tout à la fois que l’armée et la police brésiliennes passent à l’action. Le général Marshall avait inclus dans sa lettre des extraits de documents confidentiels provenant de l’ONI et de la BSC – des transmissions de « Bolivar » interceptées par ces deux services et indiquant la position et les horaires de départ du Queen Mary, qui voyageait sans escorte avec à son bord neuf mille soldats américains en partance pour l’Extrême-Orient.
Le FBI avait intercepté et copié le courrier du général Marshall. L’un des derniers paragraphes de sa lettre disait ceci : « Dans l’hypothèse où ce navire aurait sombré, entraînant dans la mort plusieurs milliers de nos soldats, cet incident aurait gravement affecté l’amitié historique entre nos deux nations si le public avait soupçonné la manière dont il avait été livré à l’ennemi… »
Traduction : Si le Queen Mary avait été torpillé suite aux transmissions de « Bolivar », et en raison de l’inaction et de l’incompétence des Brésiliens, ceux-ci auraient dû se passer de l’aide économique et militaire des États-Unis, sans parler de la sympathie de ses dirigeants.
En réaction, poursuivait le rapport, la DOPS et la police fédérale brésilienne – aidées par des conseillers de l’ONI, de la ESC, du SIS, du FBI et de l’armée américaine – avaient mollement procédé à des arrestations dans les régions de Rio et de Sao Paulo.
Theodor Schlegel n’avait pas été inquiété. Les arrestations avaient eu lieu de la mi-mars à la fin avril. Le 4 avril, à en croire le dernier rapport du dossier, Theodor Schlegel – voyageant sous l’identité de Teddy Shell et, de toute évidence, ignorant ce qui était en train d’arriver à ses acolytes – s’était envolé pour les Bahamas, d’où il avait gagné New York. À Nassau, il avait rencontré son ami Axel Wenner-Gren. À New York, il avait rencontré le Dr Fejos et le conseil d’administration de la Viking Fund, qui – suite à un nouveau don effectué par ce philanthrope et homme d’affaires – avait bombardé l’Allemand chauve qui aimait tant les nœuds papillons chef de la première expédition du Southern Cross, le navire d’exploration de la Viking Fund.
« Seigneur Jésus », marmonnai-je en m’épongeant le front. À côté de ce micmac, le légendaire nœud gordien ressemblait à l’œuvre d’un boy-scout.
Je laissai les dossiers sur la table et ressortis à la lumière et à la chaleur du jour.
Le carnet du mort menaçait de me faire sombrer dans la folie et la frustration.
La cryptographie, je le confesse, n’avait jamais été mon point fort, à Quantico comme au Camp X. Un peu plus tôt, je m’étais montré quelque peu suffisant en expliquant à Hemingway le système de l’Abwehr, mais en vérité, bien que j’aie souvent eu entre les mains des messages allemands codés, au Mexique et ailleurs, je me contentais en général de les transmettre aux experts du SIS présents sur place ou au siège du Bureau à Washington. En règle générale, d’ailleurs, le FBI était médiocrement doué pour la cryptographie, et il lui arrivait souvent de se défausser sur l’ONI, sur la division G-2 de l’armée, voire carrément sur le service de contre-espionnage du ministère des Affaires étrangères, cette nébuleuse dont Hemingway me croyait l’un des éléments.
Mon postulat de base était correct, j’en étais persuadé. Les grilles du carnet de Kohler étaient du format standard. On pouvait dire une chose des Allemands : une fois qu’ils avaient trouvé un système élégant, ils s’y tenaient obstinément, ce qui était pourtant stupide dans un monde où même le code le plus subtil était susceptible d’être déchiffré par les experts du camp ennemi. Bien que je n’aie jamais pu le confirmer durant mes activités au Camp X, le bruit courait que les Britanniques avaient déjà déchiffré les codes allemands les plus difficiles, ce qui leur avait permis d’effectuer certains de leurs raids les plus brillants et de remporter quelques-unes de leurs victoires navales les plus éclatantes. Comme les Allemands multipliaient toujours les triomphes, en mer comme sur terre, cela signifiait que si les Britanniques avaient effectivement déchiffré leurs codes – en particulier ceux de la flotte sous-marine –, leur commandement payait pour conserver ce secret un lourd tribut en navires et en vies humaines.
En attendant, je n’avais devant moi que le plus élémentaire des codes à la disposition d’un Funker (opérateur) de l’Abwehr.
Son principe était aussi simple que celui que j’avais décrit à Hemingway, j’en étais sûr. Le mot ou la phrase clé de chaque transmission chiffrée se trouvait certainement dans l’un ou l’autre des livres que j’avais vus dans la cabine de Kohler. Comme les grilles faisaient vingt-six colonnes et cinq lignes, il me fallait les vingt-six premières lettres de la page donnée du livre donné. Mais il arrivait fréquemment que l’on n’utilise qu’une partie des vingt-six premières cases, le premier mot de la page donnée du livre donné déterminant le nombre de cases employé.
Mais quelle page ? Et quel livre ?
Je savais que pour les vingt-six premières lettres, les Allemands avaient l’habitude de faire correspondre une page du livre à chaque jour de l’année. Ce qui éliminait Drei Kameraden, le court roman d’Erich Maria Remarque – il ne faisait que cent six pages. Je supposai que Drei Kameraden était la source du « premier mot » qui déciderait de la partition de la grille. Mais sur quelle page se trouvait-il ? Cette information avait sans doute été transmise en code préalablement à la traduction. Et la transmission chiffrée dont nous disposions était-elle relative au code des vingt-six lettres ou au code du premier mot ?
Aucune importance, me dis-je. Je disposai des notes que Kohler avait rédigées sur la transmission : h-r-l-s-l / r-i-a-l-u / i-v-g-a-m… et cetera. Il me suffisait de déterminer quelle transmission correspondait à quel code, quel code était basé sur quels mots ou quelles phrases de quelles pages de quel livre.
Enfin. Cent six pages, ce ne serait pas bien long… Je n’avais qu’à substituer le premier mot de chacune des cent six pages, construire la grille sur cette base et voir ce que donnait le message chiffré. Au début, je fus malgré moi séduit par la prose toute simple de Remarque – « Meinen letzten Geburtstag batte ich im Café International gefeiert… » – et intéressé par cette histoire d’automobiles, d’amour, de maladie, d’amitié et de deuil. Je m’interrompis au bout de soixante et une page – « Und da kam sie, aus dem Gebrodel der Nacht, die ruhige Stimme Kosters… » Le moment était mal choisi pour lire mon premier livre inventé.
La plupart des premiers mots pouvaient être éliminés pour cause de brièveté – Ich, Und, Die, et cetera. La majorité des autres – uberflutete (page 11), mussen (page 24), Gottfried (page 25), et cetera –, de prime abord prometteurs, produisirent du charabia lorsque je les appliquai à la grille et tentai de déchiffrer la transmission.
Lorsque vint l’après-midi précédant notre dîner en compagnie d’Helga Sonneman, de Teddy Shell et de la mystérieuse « Boche », je n’avais abouti nulle part. Comme la Boche devait loger quelques jours au cottage, j’aidai Hemingway à déménager les cartes, les dossiers et la machine à écrire de l’Usine à forbans – enfermant le carnet de Kohler et les trois livres allemands dans le coffre-fort de la maison –, puis je fis mes bagages et les emportai au cottage « Premier Choix », la casa perdita, où Maria Marquez accueillit mon installation par un haussement de sourcils et un léger plissement des lèvres. Xénophobie avait reçu l’autorisation de prendre ses repas dans la grande maison, avec les domestiques, et de passer l’après-midi au bord de la piscine quand Hemingway était là pour veiller sur elle, mais aujourd’hui, elle était persona non grata à la finca, ce qui la rendait de mauvaise humeur.
J’étais censé faire quelques courses à La Havane avant de ramener la Lincoln à la ferme. Qui que fût cette Boche, Hemingway se rendait en personne à l’aéroport pour l’y accueillir à quatre heures et demie. Je disposais de deux heures.
Je m’arrêtai à la première cabine téléphonique. À l’autre bout du fil, la voix dit : « Bien sûr, Mr. Lucas. Venez tout de suite. Nous vous attendons. »
Le Nacional était l’hôtel le plus cher de La Havane. J’avais laissé la voiture près du front de mer et parcouru plusieurs rues, revenant sur mes pas, traversant au milieu de la circulation, examinant les vitrines, bref utilisant tout mon répertoire de ruses pour m’assurer qu’on ne me suivait pas. Aucun signe de Maldonado, de Delgado ou des personnes qui s’étaient intéressées à moi ces derniers temps. Cependant, j’hésitai avant de franchir les grandes portes de l’hôtel. Jusqu’ici, je pouvais justifier tous mes actes devant le Bureau. Si ma mission était un succès, cela me permettrait d’expliquer pourquoi j’avais participé au feu d’artifice dans le port et pourquoi je m’étais abstenu de signaler l’existence du carnet avant d’avoir déchiffré la transmission.
Ce que j’étais sur le point de faire violait les règles du Bureau, la procédure du SIS et le protocole d’interaction entre agences.
Et puis merde.
« Ah, entrez, entrez, Mr. Lucas », dit Wallace Beta Phillips sur le seuil de la chambre 314.
Un autre homme se trouvait avec lui, et ce n’était pas Mr. Cowley, le chauffeur de la dernière fois. Celui-ci était un professionnel, grand, mince et silencieux. Il avait conservé sa veste en dépit de la chaleur. Je devinai qu’elle devait dissimuler un revolver de gros calibre. Mr. Phillips ne nous présenta pas. Le nain chauve fit un signe de tête, et l’autre sortit sur le balcon de la suite, fermant les portes derrière lui.
« Un scotch ? demanda le petit homme en se servant.
— Volontiers. Avec un peu de glace. »
Phillips s’assit sur l’une des chaises ouvragées et me fit signe de prendre place sur le sofa. La rumeur de la circulation nous parvenait à travers les portes et les hautes fenêtres. Je remarquai que les pieds du bossu ne touchaient pas tout à fait le sol. Ses souliers étaient soigneusement cirés, son complet couleur crème aussi impeccablement taillé et repassé que celui qu’il portait lors de notre précédente rencontre.
« À quoi devons-nous ce plaisir, Mr. Lucas ? » La glace tinta dans son verre en cristal comme il le portait à ses lèvres. « Des informations à partager, j’espère ?
— Une question à poser. » L’homme chauve opina et attendit.
« De façon purement hypothétique, commençai-je, l’intérêt que vous portez à cette affaire Hemingway est-il suffisant pour vous inciter à m’aider dans le décryptage d’une transmission radio ? »
Wallace Beta Phillips n’afficha aucune surprise. « Une transmission radio hypothétique, bien entendu.
— Bien entendu.
— Votre Bureau dispose d’un service de décryptage fort important, Mr. Lucas. Il peut également adresser une demande d’assistance à Mr. Donovan ou à l’ONI, comme cela lui arrive souvent. »
J’attendis la suite.
Phillips eut un petit sourire. « À moins que cet exercice hypothétique » ne fasse intervenir une chaîne de commandement plus informelle.
— Peut-être.
— Posez votre question, s’il vous plaît », dit l’ancien chef de la section Amérique latine de l’ONI.
J’avalai une gorgée de scotch, puis reposai doucement mon verre. « Supposons que quelqu’un ait trouvé un livre de code de l’Abwehr. Des grilles standard à chaque page. Des transmissions notées en marge de ces grilles.
— Ce quelqu’un aurait besoin de connaître les livres utilisés par l’opérateur, bien entendu », dit Phillips en contemplant le liquide ambré dans son verre. La lumière filtrée par le whisky dansait sur le cristal.
« Oui », dis-je.
Phillips attendait calmement. Je remarquai à quel point sa peau rose semblait sèche et lisse. Ses ongles avaient été récemment manucures.
Et puis zut, me dis-je. J’étais déjà dedans jusqu’au cou, aussi lui donnai-je les trois titres.
Phillips opina une nouvelle fois. « Et quelle est votre question, Mr. Lucas ?
— Avez-vous des suggestions pour m’aider à trouver les pages et les mots clés ? L’Abwehr en change souvent.
— Très souvent », acquiesça le nain. Il vida son verre de scotch et le posa sur une table Louis XV. « Pourrais-je vous demander en quoi la coopération de l’OSS ou de l’ONI serait susceptible de bénéficier à l’une ou l’autre de ces agences, Mr. Lucas ? »
Je fis un geste de la main. « De façon toujours purement hypothétique, Mr. Phillips, toute information décodée en rapport avec les opérations du COI… excusez-moi : de l’OSS… ou de l’ONI leur serait communiquée. »
Phillips me fixa un long moment. Ses yeux étaient très bleus. « Et qui déciderait de l’importance de cette information hypothétique eu égard aux opérations de l’OSS, Mr. Lucas ? Nous ou vous ?
— Moi. »
Phillips soupira et contempla quelques instants les motifs du tapis persan sous ses souliers cirés. « Connaissez-vous l’expression « acheter chat en poche », Mr. Lucas ?
— Bien sûr.
— Eh bien, je crois que je suis sur le point d’acquérir un félin de ce type. » Il se leva, se dirigea vers le bar, prenant mon verre au passage, nous servit à nouveau du whisky, me rendit mon verre et se plaça devant la grande fenêtre. « Vous savez ce qui se passe en ce moment au Brésil ? demanda-t-il.
— Oui.
— Je crois que l’Abwehr ignore encore l’étendue des arrestations et des opérations menées par la DOPS. Votre FBI a jugé qu’il était de son avantage de poursuivre les transmissions clandestines du réseau « Bolivar », et les analystes de Mr. Donovan s’accordent pour penser que l’amiral Canaris et ses hommes n’ont pas encore été informés de l’arrestation d’Engels et de certains de ses plus précieux collaborateurs. »
Je plissai le front. « J’ai entendu dire que l’opération contre le transmetteur de Rio avait eu lieu fin mars. Comment se fait-il que l’Abwehr ignore que son organisation est compromise ? »
Phillips se retourna. Sa silhouette, découpée en ombre chinoise devant la fenêtre lumineuse, me rappela J. Edgar Hoover en miniature. « Engels – nom de code : « Alfredo », si vous vous souvenez – fut un des premiers à être arrêtés, dès la mi-mars. Mais comme je vous l’ai dit, ses transmissions n’ont pas été interrompues. »
J’acquiesçai. Le FBI avait déjà joué ce genre de tour, à savoir continuer d’envoyer des informations confidentielles à l’ennemi afin de retirer de ce contact des bénéfices ultérieurs. « L’opération doit être menée directement depuis l’ambassade des États-Unis au Brésil, dis-je. Aucun des bulletins du SIS n’en a fait état.
— C’est exact, dit Wallace Beta Phillips. Connaissez-vous l’agent spécial Jack West ?
— Seulement de nom. Il travaille sous les ordres de D. M. Ladd.
— Précisément. L’agent West a été envoyé au Brésil en mars, peu de temps après l’incident du Queen Mary, survenu le 12 mars… »
L’incident en question n’était autre que la transmission, par Rio, de la date de départ du navire britannique transportant neuf mille soldats américains.
« … et il a personnellement supervisé les arrestations effectuées par la police fédérale brésilienne à Rio et à Sao Paulo, acheva Phillips. Depuis, l’Abwehr n’a reçu des transmissions d’« Alfredo » que de façon sporadique, et il a avisé ses supérieurs d’un regain d’activité de la police, d’où nécessité pour ses agents de se planquer quelque temps…
— L’Abwehr ne sait donc pas que c’est en prison qu’ils sont planqués. Mais le Bureau ne peut pas poursuivre ce petit jeu très longtemps. »
Phillips leva une main d’un geste négligent. « Assez longtemps quand même. »
Ce fut à ce moment-là que je compris. Assez longtemps pour que Théodore Schlegel parte en expédition pour la Viking Fund sans se douter qu’Engels et ses autres camarades étaient arrêtés ou placés sous surveillance. Assez longtemps pour que l’amiral Canaris soit rassuré… mais dans quel but ? Poursuivre la mystérieuse opération entamée par l’Abwehr dans la région de Cuba.
L’espace d’une seconde, mon sang se glaça dans mes veines. Les services de renseignement britanniques et américains avaient couru le risque que les sous-marins allemands torpillent le Queen Mary, avec neuf mille soldats américains à son bord, plutôt que de compromettre cette opération. Mais que diable se passait-il ?
Je pouvais le demander à Wallace Beta Phillips, mais je savais que le petit homme ne me le dirait pas. Pas maintenant. Quel que soit le rôle que l’on m’avait assigné dans ce labyrinthe, je devrais le jouer tout seul avant de trouver des réponses à mes questions. Mais Phillips était disposé à acheter chat en poche, courant ainsi plus de risques que moi. De toute évidence, l’ONI et l’OSS fraîchement créée par Donovan possédaient déjà les codes allemands, du moins en partie, s’ils surveillaient les transmissions effectuées par le FBI sous le couvert d’« Alfredo » et de « Bolivar ».
« Quelle est la clé ? demandai-je. À quelle page de Drei Kameraden se trouve-t-elle ? »
Phillips eut un nouveau sourire. Contrairement au rictus de Delgado, le sourire du nain bossu était fort aimable, jamais moqueur. « Depuis fin avril, l’Abwehr et Schlegel utilisent Geopolitik et l’anthologie de littérature allemande que vous avez mentionnée, mon cher. Le livre de Remarque est hors du coup, j’en ai peur.
— Alors, pourquoi Kohler en possédait-il un exemplaire ? » Phillips se dirigea vers sa chaise et s’y assit d’un bond. « Peut-être qu’il aimait les bons livres, tout simplement.
— Et le code page ?
— En ce moment, ils utilisent le 20 avril comme « premier jour/première page ». C’est ce jour-là que la clé a été changée, et je n’ai eu connaissance d’aucun autre changement depuis lors.
— Et les livres ?
— Je pense que le mot se trouve dans Geopolitik et la clé alphabétique dans l’anthologie. »
Je hochai la tête, posai mon verre vide sur la table basse et me dirigeai vers la porte.
« Mr. Lucas ? »
J’attendis la suite, la main sur le loquet.
« Connaissez-vous par hasard la signification de la date du 20 avril ?
— C’est l’anniversaire d’Hitler. Je ne savais pas que l’amiral Canaris était si sentimental. »
Phillips n’avait pas cessé de sourire. « Nous non plus, Mr. Lucas. Nous soupçonnons notre ami du bateau, Herr Schlegel, d’avoir été suffisamment sentimental… ou suffisamment stupide… pour suggérer cette date. »
Je me retournai pour prendre congé.
« Mr. Lucas ? »
Le couloir était désert. Toujours sur le seuil, je fixai la petite silhouette contrefaite qui se dressait dans un trapézoïde de lumière.
« Vous saurez faire preuve de largesse au moment de décider si vos informations intéressent l’OSS, n’est-ce pas ?
— Je vous rappellerai », promis-je, et je sortis.
Je dis à Hemingway que j’avais de nouveau besoin de consulter les livres et le carnet. L’écrivain était fort occupé à nouer sa cravate et à se préparer à partir pour l’aéroport, mais il prit le temps de m’ouvrir le coffre-fort.
« Vous ne pouvez pas travailler sur ce truc dans le cottage, me dit-il. La Boche y dort cette nuit.
— Je vais aller au « Premier Choix ».
— Ne laissez pas Xénophobie vous regarder bosser. »
Je lui lançai un regard appuyé. Hemingway me prenait-il vraiment pour un imbécile ?
« Au fait… Helga et Teddy arriveront bien avant six heures et demie », dit-il en enfilant une veste de lin. Martha Gellhorn nous croisa dans le couloir, dit à Juan le chauffeur de se dépêcher, puis donna le même ordre à Hemingway, sur le même ton. L’écrivain s’arrêta devant un miroir pour se passer les mains sur ses cheveux brillantinés. Il tenait vraiment à faire impression sur cette mystérieuse Boche.
« Nous allons nous réunir au bord de la piscine avant l’heure de l’apéritif, me dit-il, mais il y aura aussi à boire par là. Apportez un maillot de bain si vous en avez un.
— Un maillot de bain ? »
Hemingway sourit de toutes ses dents. « J’ai eu Helga au téléphone cet après-midi. Elle a été ravie d’apprendre que nous avions une piscine. Apparemment, on vient tout juste de lui dire qu’il y avait des requins autour de la baie de La Havane… et elle adore nager.
— Ernest ! hurla Gellhorn depuis la voiture. Bon Dieu, tu n’as pas voulu me laisser le temps de me maquiller, et voilà maintenant que tu me fais lanterner !
— Bonne chance avec ces trucs », dit Hemingway en me tendant les livres et le carnet, comme s’il venait de se rappeler leur existence, et en trottinant vers la Lincoln.
Je pris le chemin de la casa perdita, me demandant où j’allais bien pouvoir exiler Xénophobie pendant que je décrypterais les transmissions radio nazies.